Les trois dialogues entre Marguerite Duras et Jean-Luc Godard réunis dans ce volume constituent une parenthèse ouverte en octobre1979 (premier dialogue, à l’occasion du tournage du film de Godard Sauve qui peut (la vie)) puis septembre ou octobre1980 (second dialogue, pour un projet de film sur l’inceste) et refermée en décembre1987 (troisième dialogue, pour l’émission de télévision « Océaniques »). Il s’agit à la fois, entre l’écrivain et le cinéaste, d’un rapport de fond et d’une histoire circonscrite. Godard dit, dans un entretien de 1997, qu’il a connu Duras « pendant deux ou trois ans », formule qui rappelle le titre de son film, Deux ou trois choses que je sais d’elle. Pendant quelques années, ils se croisent et échangent « deux ou trois choses » qui les aident à penser : leur seconde rencontre a lieu après la publication par l’un et l’autre de recueils de réflexions sur le cinéma, Duras avec Les Yeux verts, Godard avec Introduction à une véritable histoire du cinéma. On retrouve dans leurs dialogues à peu près tout ce qui traverse ces livres : la question des relations entre l’écrit et l’image, de la représentation de ce qui est jugé irreprésentable (à des titres différents, les camps de concentration et l’inceste), des considérations sur l’enfance ou sur la télévision. On y retrouve aussi une même passion profonde, une manière de faire littéralement corps avec leur médium, d’en parler avec un lyrisme fulgurant entrecoupé de remarques sèchement ironiques, portés par une conviction qui leur fait parcourir l’histoire, convoquant tour à tour Moïse, Rousseau, Faulkner ou Sartre.
L’endroit de leur rencontre est manifeste. L’écrivain Duras est aussi cinéaste, et le cinéaste Godard entretient depuis ses premiers films un lien particulier à la littérature, à l’écrit et à la parole – il serait ainsi « le plus écrivain des cinéastes, quand tout refuse en lui ce que cela implique ». Duras fait du cinéma tout en affirmant se défier de l’image, et s’interroge sur la façon de parvenir à une présence du texte qui combinerait ses puissances d’évocation avec celles de plans peu ou pas illustratifs, aux actions ténues et non enchaînées. Pour cela, elle sépare toujours davantage les sons et les plans ; privilégie des images désertées et répétitives, voire absentes, comme durant les noirs de L’Homme atlantique (1981) ; transforme les voix off en flots litaniques. L’image entière devient susceptible d’accueillir et d’intensifier ce que les textes décrivent ou suggèrent : « Dans l’image, vous écrivez tout à fait, tout l’espace filmé est écrit, c’est au centuple l’espace du livre. »
Godard se demande quant à lui comment lier intimement l’image et la parole en brisant le privilège et la préséance des noms sur les choses, des mots d’ordre sur les êtres et les actions, des scénarios sur les films. Dans Passion (1982), un personnage dit qu’« il faut voir ce qu’on va écrire », et non l’inverse, mais qu’il est « difficile de voir les choses avant d’en parler ». Pour cela, Godard incruste des mots sur l’écran ; mixe jusqu’à l’indistinction paroles, musiques et bruits ; transforme les citations en matériaux bruts qu’il répète, fragmente et déforme. L’« adieu au langage », titre de son film le plus récent (2014), n’est pas une disparition, mais une dispersion entre les corps et dans les matières de l’image. Cette dispersion est également le sujet des conversations que tiennent les anges du court-métrage vidéo Puissance de la parole, qui se demandent : « Chaque parole n’est-elle pas un mouvement créé dans l’air ? » Puissance de la parole, réalisé en 1988, succède au dernier dialogue avec Duras que nous reproduisons ici : il peut être regardé comme sa véritable conclusion. Ce film s’achève sur un montage en battement, alternant à grande vitesse des vues d’une éruption volcanique et d’un torrent, tandis que sur la bande-son When He Returns de Bob Dylan et Take This Waltz de Leonard Cohen s’entrelacent avec des bouffées de Strauss, Beethoven, Ravel. L’eau et le feu, les voix et l’orchestre entrent en fusion, dans un magma à la fois catastrophique et originel qui résonne avec la fin du premier film entièrement réalisé par Duras, Détruire, dit-elle (1969), où, après quelques longs dialogues, une fugue de Bach se mêlait à des bruits de bombardement – mais Duras ne montrait avec ce mélange qu’une forêt calme et des silhouettes immobiles.
Ces trois dialogues enserrent encore un autre échange. Dans les années 1980, Godard revient à un cinéma plus visible, après dix années d’œuvres militantes et d’essais vidéo, à l’écart des circuits classiques de distribution : il connaît alors « une deuxième vie dans le cinéma ». Simultanément, Duras revient à une écriture séparée de la réalisation de films, après plus de dix années de textes majoritairement liés au cinéma. Le succès littéraire de L’Amant (1984) correspond à la fin de son activité de cinéaste : elle réalise son dernier film, Les Enfants, en 1985. C’est au moment de ces changements qu’ils se rencontrent, Godard venant interroger l’écrivain qu’il dit n’avoir jamais pu être, et Duras se confronter à celui qui est pour elle « le plus grand catalyseur du cinéma mondial », le plus grand créateur d’un art qu’elle s’apprête à quitter et dont elle n’aura pas acclamé beaucoup de noms. L’un comme l’autre ignorent d’ailleurs presque totalement, au fil de leurs dialogues, les cinéastes qui partagent la même interrogation croisée des mots et des images : Philippe Garrel et Jean Eustache sont rapidement évoqués par Godard dans la conversation de 1987, mais ni Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, ni Chantal Akerman ou Hans-Jürgen Syberberg. Il y a là un signe de leur splendide isolement, en même temps que d’un reflux esthétique. Le temps des grandes œuvres cinématographiques fondées sur des disjonctions radicales de l’image et du son est en train de s’achever, seuls Godard et les Straub poursuivant le chemin jusqu’à aujourd’hui. La parenthèse que constituent ces dialogues entre Marguerite Duras et Jean-Luc Godard coïncide avec le moment de reflux de ces œuvres. Elle est aussi l’un des témoignages les plus forts de la réflexion qui les portait. Cyril Béghin
Les célébrations du centenaire de la naissance de Duras (1914-1996) et la récente sortie du film Adieu au langage de Jean-Luc Godard confèrent un relief particulier à la publication de ces dialogues. Du 15octobre au 12 janvier 2014, l’exposition « Duras Song, Portrait d’une écriture » se tiendra au Centre Pompidou à Paris, à l’occasion de laquelle une rétrospective complète des films de Marguerite Duras sera organisée aux Cinémas du centre.